LE PAYSAGISTE ALBERT LEBOURG
Par M. SAMUEL FRÈRE.
Extrait du livre édité en 1911… par Samuel Frère. (Rouen - Imprimerie Gagniard (Léon GY, successeur) Rue des Basnage, 5 …)
A la dernière session des Assises de Caumont, celui de vous que la bienveillance de ses collègues appela à l’honneur de présenter le rapport sur le mouvement des beaux-arts en Normandie pendant les cinq dernières années, fut amené naturellement à s’occuper des principaux peintres vivants de la région et il dut insister sur la figure d’un paysagiste normand devant lequel tout le monde aujourd’hui s’incline : M. Albert Lebourg, membre correspondant de l’Académie.
Pour donner des indications exactes sur la carrière de M. Lebourg, le plus court était de se renseigner auprès du peintre en personne. Au lieu de répondre à une lettre par une autre lettre, Albert Lebourg aima mieux causer. Une visite en amena une autre, et, sans être doué de perspicacité, le rapporteur ne tarda pas à découvrir, que si les tableaux de l’artiste étaient bons à contempler, l’artiste lui-même, ou pour mieux dire, l’homme derrière le peintre, se trouvait être une personnalité des plus attachantes : la bonté, la modestie, l’indulgence pour les autres, une sévérité presque exagérée envers lui-même, de larges convictions esthétiques révélant un idéal élevé, un amour passionné, fiévreux pour son art, une simplicité de manières et une franchise de relations à ce point faciles, qu’on se prendrait à dire de lui, si le mot n’avait été détourné par l’usage de son sens exact : « Quel brave homme ! » C’en était assez, vous l’avouerez, pour distraire le biographe de son programme initial. De jour en jour il laissait donc dériver sa barque académique pendant que le fil du courant l’entraînait sur des rives où poussaient les fleurs de l’amitié derrière celles de la critique.
Mais quand vint le moment de donner une forme écrite au travail destiné aux Assises, le rapporteur éprouva quelqu’embarras. Impossible de tout dire dans une étude où la place eut manqué pour s’étendre à loisir. J’ai pensé, Messieurs, qu’on devait compléter cette lacune entre nous. Ces détails plus intimes seront d’ailleurs mieux à leur place dans l’ambiance de la famille intellectuelle à laquelle appartient notre éminent confrère.
En dépit de son rare mérite, Lebourg, né à Montfort-sur-Risle, était, il y a dix ans, moins prisé en Normandie que partout ailleurs. L’élite de la critique ne le perdait pas de vue sans doute, et vous aviez l’œil sur lui, vous, Messieurs, qui savez discerner les productions et les hommes dignes d’être suivis, mais le gros public normand paraissait au moins l’ignorer. Lebourg n’exposait guère : aux Salons rouennais, on l’avait aperçu par hasard une fois. A Paris même, quoique associé, il cessait, en 1908, d’envoyer aux salons de, « la Nationale » ; on l’accusait de se terrer. D’aucuns se demandaient s’il travaillait encore !
Oui, Messieurs, il travaillait, il voyageait, il s’assimilait, il recueillait d’innombrables études, croquis, dessins, impressions de toute heure et de toute saison, mais dès qu’une toile était à point, elle passait à Paris dans les mains d’un marchand de tableaux, dans la galerie d’un collectionneur avisé où elle disparaissait, de sorte qu’il ne restait guère à Lebourg grand-chose à montrer aux expositions : à moins d’aller le chercher là où il était, on le rencontrait plus rarement que d’autres ne le valant pas. Ce côté-là de sa vie lui est bien particulier. De bonne heure, Lebourg a eu la bonne fortune, une bonne fortune méritée, de vendre ses œuvres, et cet agréable régime lui a apporté à la fois satisfaction et regret. Il faut l’entendre traiter ce sujet spécial avec la réserve modeste et franche qu’il apporte toujours à se mettre en scène : « Il y a ceux qui vendent, dit-il, et ceux qui ne vendent pas. De ce que le tableau se vend, il ne s’ensuit pas qu’il soit bon. D’autre part, beaucoup de chefs-d’œuvre restent invendus ! Le mérite d’un peintre (c’est toujours lui qui parle) ne se mesure donc pas au prix de ses toiles, pas même au fait qu’il en a rencontré preneur : on est ce qu’on est : si on a la chance de se voir goûté, et à la mode, on en profite et voilà tout, mais vous serez trois fois aveugle si vous ne cherchez plus à progresser, sous prétexte de succès marchand. En attendant, les toiles partent : parce qu’il en est demandé beaucoup, on en fournit beaucoup ; parfois on a le regret d’en voir s’en aller qu’on aimerait à retenir pour les plus pousser, pour les reprendre, pour les développer dans des dimensions plus vastes, pour les transformer en pages notables, dignes d’un musée ou d’une galerie publique. C’est le revers de cette médaille dorée. Dans ces moments-là, on peut le dire, la mariée est trop belle ! »
De pareils scrupules honorent un peintre. Heureusement justice est rendue tôt, ou tard aux élus : malgré tout, il arrive une époque où l’artiste de valeur voit ses pairs, ses élèves, ses concitoyens et la masse du public lui rendre un hommage désintéressé. Déjà, la vente Gerbeau réunissant, en mai 1908, un ensemble imposant de vingt-cinq toiles supérieures, signées par notre collègue, avait, permis de mesurer l’envergure de ce grand talent. Son exposition de la Nationale de 1909, où il effectuait sa rentrée avec une demi-douzaine d’œuvres de première marque, entre autre une vue prise à La Bouille, faisant penser à la fois à Turner et à Constable, semblait une sorte de résurrection d’où Lebourg sortait plus fort et plus parfait ; enfin tout récemment, et pour revenir à la province, nous voyions s’ouvrir au Musée de Rouen, par suite de l’offre de la collection Depeaux, une salle composée exclusivement des toiles de notre collègue, avec, au premier rang, cette admirable Neige en Auvergne, tableau de grandes dimensions, hautement pensé, et excellemment exécuté devant lequel, le jour de l’inauguration, le public a fait à Lebourg une véritable ovation.
Et ce public, vous enterriez bien, ce n’était pas seulement la dynastie des marchands ou des collectionneurs friands d’une denrée esthétique susceptible d’une cote ascendante dans un avenir plus ou moins prochain, c’était nous, Messieurs, nous tous, artistes, hommes de plume ou de parole, savants, musiciens, amateurs même sans galerie, chercheurs même sans portefeuilles, étrangers à la salle Drouot, et peu familiers des vitrines Bernheim ; c’était enfin, nous, le public normand, retrouvant son compatriote et s’en réjouissant une bonne fois ! Lebourg était désormais bien à la Normandie, et la Normandie bien à lui.
Albert Lebourg est né à Montfort-sur-Risle le 1er février 1849 ; il va donc avoir bientôt soixante et un ans. De taille un peu au-dessus de la moyenne, une tête ronde et puissante emmanchée dans beaucoup de cou sur un corps solide, les cheveux coupés ras, des yeux bien ouverts, des yeux mouillés, penseurs, mais point du tout caverneux sous l’ouverture de l’arcade sourcillière, une physionomie jeune encore, calme et pondérée, annonçant un esprit réfléchi, maître de lui ; peu de gestes, rien de méridional, un homme tout en fond, se laissant pénétrer peu à peu avec un air de bonté qui est le charme de ce masque septentrional, une parole abondante, désertant de préférence les lieux communs, timide et hésitante d’abord, puis serrant peu à peu l’idée et lui donnant finalement l’expression juste, vraie, colorée, complète.
++++
Rien n’annonçait dans son enfance qu’il dût figurer un jour à la tête de l’Ecole française de paysage ; il fit de bonnes études au Lycée d’Evreux et revint à Montfort, où il rencontra l’artiste rouennais Victor Delamare, dont notre regretté collègue, M. Hédou, a écrit la biographie. Delamare lui donna des notions de dessin d’après nature. C’était, vous le savez, un crayon habile, expert à rendre les effets pittoresques, les oppositions vigoureuses de lumière et d’ombre ; tempérament de peintre, usant pour exprimer son inspiration de tous les moyens : frottis, estompages, grattages, empâtements, il se souciait avant tout d’envelopper son sujet dans une belle tonalité générale, où il ne craignait pas de noyer les détails. Ce sera aussi la manière de Lebourg ; l’influence du premier maître, sans être décisive, se discernera plus tard.
Lebourg avait dix-sept ans.
Allait-on en faire un artiste ? Ses parents n’y pensaient guère ; ils cherchaient alors à obtenir son entrée dans l’Administration des chemins de fer de l’Ouest. Usant d’interventions complaisantes, son père le mena un matin chez un gros bonnet, d’où dépendait son avenir. On s’apprêtait à nouer l’affaire sur place. Un pas de plus et Albert Lebourg devenait candidat à une position de sous-chef des expéditions à Allouville-Bellefosse ou ailleurs.
Voyez, Messieurs, à quoi tiennent les choses ! Par miracle, ce jour-là, le protecteur souffrait de son arthrite : il ne put recevoir le futur auteur de La Neige en Auvergne. L’entrevue était donc manquée ! puis la présentation, retardée, fut indéfiniment ajournée. Du coup, Albert Lebourg renonça à la casquette galonnée et entra dans l’atelier de M. Drouin, architecte. Il était sauvé !
A Rouen, où il s’installa, sa vocation le poussait du côté de l’Ecole municipale des Beaux-Arts, dirigée par M. Morin. Il en suivit les cours, et aidé des conseils de Delamare et de Lefebvre, un autre peintre rouennais dont les études sont restées précieuses, il se consacra presque exclusivement au paysage. Le palmarès de 1869 atteste ses premiers succès dans la section de dessin d’après nature, inaugurée par le Directeur.
C’est l’heure où le plein air commence à le griser. L’atelier est triste, on n’y voit, ni collines fuyantes, ni eaux miroitantes, ni effets de nuages ; Lebourg prend donc son pliant et court s’installer dans les îles ou sur les berges de la Seine. En 1872, il brosse une vue du Pont-Suspendu et l’expose chez M. Legrip. La toile se tenait bien, le site était dans l’air, mais les amateurs Rouennais s’arrêtaient au dehors sans entrer, discutant, épluchant et … se réservant. On se réserve volontiers chez nous.
Une après-midi, un voyageur, un étranger, passe par là. Il aperçoit le tableau :
— Mais elle est fort jolie, cette pochade, qui donc a fait ça ?
Il entre et se renseigne : l’œuvre est signée d’un commençant !
— Tant mieux, dit l’amateur, l’avenir est à lui ; je suis M. Laperlier, président de la Société des Beaux-Arts d’Alger, et je prends en ce moment les eaux de Forges. Envoyez-moi votre jeune homme et qu’il m’apporte ses études, nous causerons. Le surlendemain, Lebourg, surpris, débarque à Forges, chargé de ses portefeuilles. Très connaisseur, et devinant à l’aspect de ces ébauches la valeur réelle du rapin, M. Laperlier fait d’abord son choix et alligne ses louis d’or. Joli bruit pour commencer ! puis la conversation s’engage ; la physionomie, pleine de franchise et d’intelligente bonté de Lebourg s’éclaire de plus en plus, M. Laperlier est enchanté :
« Mon ami, lui dit-il à brûle-pourpoint, vous me plaisez : voulez-vous la place appointée de professeur à l’Ecole libre des Beaux-Arts d’Alger. Ma Société en dispose aujourd’hui : je vous l’offre ».
Lebourg accepte sans hésiter, fait ses adieux à MM. Drouin, Morin, Delamare et Lefèvre, et s’achemine vers l’Afrique où nous le rencontrons au mois d’octobre 1872.
Il passe ainsi quatre ans à Alger, s’imprégnant de lumière et d’air, donnant à la nature orientale toutes les heures libres que ne réclament pas ses travaux à l’Ecole des Beaux-Arts et à l’Ecole normale où il vient d’être nommé. Les leçons particulières ne lui manquent pas non plus, l’aisance s’installe en son logis et, comme il aime à le répéter quand il évoque ces souvenirs lointains : « A Alger, j’étais bien gâté ».
Jusqu’en 1876, il mène, cette heureuse vie, ponctuée seulement par un voyage à Rouen, au moment de son mariage avec Mlle Guilloux, la sieur d’Alphonse et d’Albert, les statuaires Rouennais dont notre distingué confrère, M. Paulme, faisait, à la dernière séance publique, un éloge si justement applaudi.
Un autre que lui se fût sans doute laissé séduire à tout jamais par la mer bleue, les rochers rouges, les minarets blancs, les cyprès noirs, les panaches gris des palmiers dans une atmosphère sèche, ces mille jeux de l’éther sur le désert, que Fromentin a si bien décrits dans son « Eté dans le Sahara ». Lebourg était trop profondément Normand, il avait reçu de la fréquentation de notre province une impression native trop intense pour oublier les brumes bleues de son pays d’origine. Quand il revint en 1877 se fixer à Paris, il remportait donc un grand nombre d’études, dont plusieurs sont restées en sa possession, dont une seule figure maintenant au musée de Rouen, dont la plupart constituaient un bagage précieux de documents utilisables par la suite. Il avait pratiqué là-bas une éducation de l’œil dans la patrie du soleil, et, depuis, cela est certain, tout en conservant à ses paysages normands, hollandais ou auvergnats, la couleur de l’ambiance résultant de leur latitude, il a pris la coutume d’exprimer le beau dans nos régions par ses manifestations les plus lumineuses. Ses ombres ne sont pas opaques, ses vigueurs ont de la transparence et même dans les gris sa palette reste chaude. La mélancolie des hivers de nos climats du Nord au grand manteau de neige semble elle-même, sous la richesse de son pinceau, révéler parfois des dessous tout prêts à se réveiller à l’annonce du printemps, grâce à des tons de préparation rouge plus riants et plus sonores. Les ciels qui servent de dôme à ses bords de Seine n’ont bien entendu aucun rapport de ton local avec les ciels d’azur de Blidah, ils sont plutôt balafrés par les nuées, mais dans le conflit des volutes vaporeuses dont se couronne ses paysages, orages ou beaux temps, calmes ou coups de vent, la pondération des valeurs et le jeu des colorations sont si savantes que peu de ses toiles restent sourdes. Lebourg obtient par l’usage des complémentaires des vibrations de lumière d’une énergie incomparable. Je n’en veux pour exemple que cette splendide nuée cuivre rosé surmontant dans son dernier tableau de « la Nationale » les coteaux de Caumont près La Bouille. En dessous, le panache de fumée vomie par la cheminée du steamer du premier plan continue le ciel sur les eaux, il les relie, et, par ses harmonies violettes, il exhalte encore l’or du nuage rose, tant il est vrai que, sans travailler dans un pays dit de couleur, on peut se montrer coloriste transcendantal.
++++
A Paris, de 1877 à 1886, Lebourg, revenu d’Alger, mène une tout autre existence. Il entre à l’atelier de Jean-Paul Laurens pour y étudier la figure, négligée par lui jusque-là. Il y noue de solides amitiés qui lui furent précieuses depuis et qui l’aidèrent alors à accepter courageusement une période de luttes et de patientes recherches. L’atelier lui prend sa matinée : l’après-midi, il peint d’après nature dans les environs de Paris ; le soir, il prépare l’examen de professeur de dessin de l’Université. Les acheteurs commencent à se montrer, il produit beaucoup, surtout des toiles de dimensions restreintes, et, dès 1886, il renonce à la recherche du diplôme ambitionné dans d’autres conditions budgétaires.
Entre temps, il revient à Montfort-sur-Risle, à Rouen, à Honfleur, à Dieppe, où il s’éprend des paysages de mer. Pour la première fois, en 1883, nous le voyons exposer au salon des Champs-Elysées, avec une Matinée à Dieppe ; puis en 1884 et 1885, il s’installe à deux reprises près de Clermont-Ferrand, où il passe l’hiver. Là, il crée sur nature un de ses plus vastes paysages, la Neige en Auvergne, exposé d’abord au Salon de 1886, acheté ensuite par M. Depeaux et offert au Musée de Rouen où il figure aujourd’hui en place d’honneur.
La Neige en Auvergne est de beaucoup l’ouvrage de Lebourg le plus important par ses dimensions.
Placé à la hauteur d’un second étage, le peintre a sous les yeux la vaste étendue d’un pays nu. Il en est séparé par la rivière à demi gelée ; sur sa gauche, il aperçoit un vieux pont de pierre reliant ce désert à la rive où il travaille. Un vaste bâtiment, fabrique ou auberge, flanque l’amorce de ce pont à son extrémité et élève sur le bord des eaux sa façade mastoque gercée de fenêtres borgnes : d’un côté, deux arbres vêtus d’un feuillage de givre ; de l’autre, de maigres troncs virgulant à droite la berge du fleuve aux ondes glauques plaquées de glaçons. Au fond s’élève une montagne monotone dont l’arête supérieure coupe le tableau d’une ligne à peu près horizontale : un autre que Lebourg eut hésité à s’asseoir devant un pareil site. Cette pente risquait de murer son sujet. L’artiste n’a pas craint de s’attaquer à la difficulté, et tout en la maintenant à son plan dans une coloration violacée, il a su la détacher d’une part des lorrains inférieurs, de l’autre d’un ciel gris sombre mais plus chaud que la côte, où s’accumulent les présages du mauvais temps. Dans ce ciel mélancolique, le soleil essaie de passer sa tête par une trouée : sa lueur indécise en rougit les abords comme une nébuleuse, prolonge un reflet sur les plaines du second plan et vient colorer d’un souffle de poitrinaire les eaux figées jusqu’au bord du cadre. Cette lueur est la seule de la toile, elle se transmet de proche en proche par des transitions d’une merveilleuse discrétion ; elle s’épand sans éclat, par le seul effet de l’opposition des tons froids aux tons chauds : elle joue sur les glaçons en s’y coulant par nappe insidieuse plutôt qu’en les frappant.
Les robustes piles du pont ont arrêté la débâcle : sous ces arches aux perspectives solidement établies, l’eau passe couverte d’un suaire noir. Elle sent la mort, elle nous noie de désolation. Heureusement le poète a su réveiller cette scène navrante par un accent vigoureux. La diligence jaune, coiffée de gris, s’est lancée sur le pont au grand galop de ses six chevaux. Elle nous parle de voyages, de fuite vers le soleil, de vie enfin.
Seule sonorité du tableau, la diligence jaune, comme disent les gens du métier, fait partir tout le reste.
Ce reste, c’est, sauf la côte, la blancheur implacable dans toutes les séries du blanc gris, du blanc bleu, du blanc mauve, du blanc rose et du blanc blanc. Il faut, Messieurs, avoir essayé de peindre la neige pour mesurer la difficulté de l’exprimer juste. Généralement, on croit qu’il suffit de rapprocher beaucoup de blanc et beaucoup de noir. C’est déjà une bonne intention, mais il faut aller plus loin. Suivant qu’elle est dans l’ombre, dans le soleil, ou dans la demi-teinte, sous un ciel bleu ou sous un ciel gris, au couchant, à l’aurore ou à midi, éclairée directement, par devant, par derrière, par reflet, ou par transparence, la neige change chaque fois de robe et d’écharpe comme une fée capricieuse. Pour peindre cette vêture avec vérité, l’artiste doit user de toutes les délicatesses de son œil. Lebourg est passé maître dans ce genre de traduction. Il fait la neige comme pas un, et ce n’est jamais la même. Pour vous en convaincre, comparez, au Musée de Rouen, la Neige en Auvergne à son Ile-Lacroix, n° 15 du catalogue, et à sa Notre-Dame de Paris, n° 21.
Tout ceci, je le reconnais, relève d’une technique habile, mais il y a, j’ose le dire, mieux que cela dans cette belle Neige en Auvergne. Il y a ce que peuvent y mettre seules, l’intelligence, le sentiment et la poésie ; c’est pourquoi j’oubliais tout à l’heure le peintre, m’imaginant avoir affaire au poète. La toile n’est œuvre d’art que si elle est marquée au coin de la pensée en expansion. Voici donc la symphonie blanche de l’âme moderne endeuillée. Cette page semble pleurer, elle est humaine sans que l’homme y soit : elle restera le chef-d’œuvre du maître.
En 1888, Lebourg a quitté l’atelier de Jean-Paul Laurens, et, déjà connu, il se sent en pleine possession de son métier. Billancourt, le Pont Marie, le Pont de Sèvres ou de Meudon ; ses études à Puteaux, à Bougival, ses voyages à La Rochelle, à Boulogne-sur-Mer nous conduisent jusqu’en 1889. De ses excursions, il rapporte un grand nombre de tableaux qui se placent aisément. A la même époque, il reparaît aux environs de Rouen, à la Bouille, à Bonsecours ; de plus en plus il aime à considérer de haut les horizons illimités où évolueront à l’aise dans le firmament les armées de ses nuages. A la fondation de la Société nationale, il délaisse la Société des Artistes français et s’attache à la nouvelle institution : elle lui semble, comme à beaucoup de ses confrères, animée d’un esprit plus large et plus éclectique. Dès 1893, il en est nommé sociétaire et il figure à toutes les expositions jusqu’en 1903. L’Etat et la Ville de Paris recherchent sa peinture. Il entre au Musée du Luxembourg, au Petit-Palais, au Musée Carnavalet. Ses petits tableaux du Luxembourg, l’Hiver à Herblay et la Seine à Dieppedalle sont des chefs-d’œuvre par la finesse des colorations, et l’enveloppe des plans, subordonnés les uns aux autres sans heurts et sans repoussoirs violents. A la Ville de Paris, il vend Notre-Dame (effet de Neige), le Soir, la Seine à Croisset (effet de pluie) et six dessins figurant au Petit-Palais. Le Musée Carnavalet s’honore de son Pont Saint-Michel, les collectionneurs se disputent ses œuvres, M. Gerbeau, du Bon-Marché, lui en prend une trentaine.
++++
Sa réputation s’étend peu à peu en province. Le Musée de Saint-Quentin acquiert son Ile-Lacroix, le Musée du Havre son Estacade du pont Sully. Il figure au Musée d’Evreux avec un Site Normand et, dans les salles de notre Académie, avec une Vue de la Ville prise des jardins Saint-Gervais, offerte par lui à la Compagnie, sous la présidence de M. Pauline, le jour de sa nomination comme membre correspondant.
Son talent s’élargit encore si possible pendant son séjour à Rotterdam, à Dordrecht, à Delft, à Ouvershi. Nous le saluons à l’Exposition universelle de 1900 où il obtient une médaille d’argent ; Lebourg y est représenté par trois tableaux : La Neige en Auvergne, Rouen vu des hauteurs, Lever de soleil sur la neige (environs de Paris). En même temps, nous revoyons ses études orientales au pavillon algérien. Quelques dates à retenir nous permettent enfin de terminer cette courte biographie : 1902, séjour au bord du lac de Genève d’où il rapporte les deux toiles ayant paru à l’Exposition de Rouen en 1906 ; 1903, exposition à Hanoï où il donne la Cote Sainte-Catherine, effet de neige, tableau acquis par l’Etat pour le Musée ; la même année, il est nommé chevalier de la Légion d’honneur, récompense depuis longtemps méritée par cet artiste, devenu maître et chef d’Ecole ; 1910 consacre une fois de plus sa belle carrière ; Lebourg, dont le Musée de Rouen n’avait rien, y pénètre glorieusement, ainsi que nous le disions en commençant, de telle façon que ceux-là même qui n’auraient pas suivi la marche ascendante de sa renommée pourront désormais d’un seul coup d’œil apprendre ce que vaut le peintre et par quels mérites il est digne de son universelle réputation.
Les Lebourg de la collection Depeaux constituent une bien infime partie de tout ce qui est sorti de sa palette.
Je me reproche, Messieurs, de ne pas parcourir avec vous les collections particulières de MM. Gerbeau, François, Roux, Ephrussi, Joseph Reinach, Henri Vever, Lucien Sauphar, Tesseyre, où nous aurions à admirer bien d’autres pièces intéressantes signées de son nom ; mon ambition, ce soir, est moins étendue : je voudrais seulement m’arrêter dans cette salle du Musée de Rouen où, depuis le mois de novembre, sont réunis les treize tableaux de notre collègue, datées de toutes les époques depuis 1876 jusqu’en 1903, sans parler de la Neige en Auvergne sur laquelle j’ai dû insister en la rencontrant à sa date.
Une rue d’Alger (1876) nous donne un heureux spécimen des études faites à vingt-sept ans par notre artiste pendant son séjour en Afrique.
En rade de la Rochelle est une jolie marine très mouvementée où, sur des eaux plus claires que le ciel, courent à contre-jour des barques de toutes dimensions. A droite, grandes voiles s’enlevant sombres sur des nuées s’épaississant dans la direction de l’horizon. L’impression et la facture sont également franches. La mise en page est irréprochable, j’allais dire classique, et toutes les parties du tableau sont peintes en vue de l’effet général sans aucun sacrifice. Pas une fausse note dans cette harmonie simple, sobre et voulue ainsi.
Datée de 1888, la Rade de la Rochelle est un numéro intéressant en ce qu’il donne l’idée de la manière de Lebourg à ce moment, manière modifiée par la suite en usant d’un travail de touches plus divisées et plus colorées.
Lebourg, comme beaucoup de peintres, a, en effet, passé par une série de procédés obéissant à des règles différentes. Le contact de l’impressionnisme l’a amené à déserter les heures et les effets exigeant des repoussoirs exagérés ou l’opposition brusque du noir et du blanc. Le petit tableau de la collection Hédou, par exemple, appartient à cette classe. Il est d’un rendu énergique et traité en pochade, mais d’un faire un peu lourd et sans le moindre rapport avec ce que donne actuellement le peintre. On y sent plutôt l’influence de Daubigny pour lequel Lebourg a gardé un culte. Au surplus, qu’on ne s’y trompe pas ; en profitant plus tard des qualités de l’école Claude Monet, en lui empruntant certains de ses procédés, notamment la facture par touches vibrantes, et le souci de peindre clair dans les ombres, Lebourg n’a pas renié ses anciens modèles. Il en est resté, j’ose dire, pénétré d’une façon latente, comme un enfant subit sans le vouloir les conséquences de l’atavisme ; il leur doit le soin de la mise en page, de la belle tenue du sujet, de l’équilibre des plans, du respect de la perspective aérienne. En évoluant, il a donc assoupli sa première manière, il a simplifié de plus en plus les détails, mais il n’est jamais tombé dans les écarts troublants dont la jeune école est coutumière sous prétexte de vérité de vision. Le rapporteur des Assises de Caumont écrivait de lui : c’est un impressionniste soit, mais mâtiné de l’Ecole de 1830. Plus exactement, il pourrait se dire l’élève de Constable et de Turner, dont il se rapproche le plus à l’heure actuelle.
Avec l’Ile-Lacroix sous la neige (n° 15 du catalogue de la collection Depeaux), nous marquons un grand pas. Cette petite toile peinte en 1893 et conçue dans un autre esprit que la Rade de la Rochelle est le triomphe de l’enveloppe. La côte Sainte-Catherine, l’île, le Pré-aux-Loups, les berges sont baignés dans une même atmosphère brumeuse et estompée où, sans perdre leur forme précise, les plans s’étagent voilés les uns sur les autres par l’emploi d’une gamme de tons et de valeurs d’une finesse exquise, le tout merveilleusement d’accord avec le ciel gris, sous le pâle manteau duquel se développe le site. L’accent du tableau est ici une note lumineuse : le quai du premier plan à gauche.
Dans d’autres toiles, sa note d’accent sera vigoureuse ; quelle qu’elle soit, chez Lebourg, vous la trouverez toujours. C’est le coup d’archet qui fait parler tout l’orchestre. Otez ce je ne sais quoi, ce caillou de la rive, cette croupe de cheval, ce bonnet de vieille femme, ce pavillon flottant au haut du mât, et vous n’aurez plus rien. La note d’accent, c’est la pierre d’achoppement des débutants et d’un grand nombre d’artistes arrivés à l’heure angoissante où le tableau va être fini. Faute d’un point, Martin perdit son âne : histoire de l’accent faux ou de l’accent absent. Sur nature, il faut d’abord le découvrir, perdu dans le tas, le seul et unique, celui qui est ou n’est pas au coin du quai, et pas un autre, car deux accents se nuisent, deux accents sont la négation de l’accent. Une fois trouvé, on doit le rendre à son degré d’intensité et de coloration : autre problème. Enfin, s’il n’est pas dans la nature, mettez-le tout de même, et laissez dire les critiques grincheux.
Ses Bateaux à l’appontement de Dieppedalle, n°14 du catalogue Depeaux, sont de 1897. Le site vous est familier : à droite, les coteaux qui mènent à la forêt, par-dessus les frondaisons des jardins ; en face, le ponton ; à gauche, les chalands se profilant nettement à contre-jour sur des eaux claires reflétant le ciel d’un beau temps d’été à cinq heures. Est-ce là un coucher de soleil ? Pas précisément, mais tout l’annonce. Le motif ne se prêtait pas à une exécution pathétique : Lebourg l’a traité largement, sans brusquerie et sans mollesse, en tachant sa toile de lumières plutôt apaisées et d’ombres profondes sans lourdeurs. Etudiez ces ombres en elles-mêmes, vous y devinerez des demi-teintes, des incidences, des reflets, des nuances fondues à même le ton local et entrant dans sa substance. C’est du beau clair obscur. Si de là vous passez aux l’omis, vous jouissez comme d’un régal, de la façon dont le peintre a enlevé ses lignes d’horizon sur un ciel clair. C’est à la fus doux et fort.
++++
En pareille circonstance, le paysagiste rencontre deux écueils : ou pour éloigner ses dernières perspectives il atténuera à l’infini leur valeur, au risque d’en supprimer les contours, alors les lignes se perdent dans une brume flou ; plus de vérité et plus de consistance ! ou respectueux de la forme écrite dans la nature, le peintre l’accusera sur l’écran de l’horizon dans une exécution trop serrée, alors les côtes là-bas cesseront d’appartenir au lointain, elles viendront gêner le second plan qui, du même coup, sonnera faux. L’habileté consiste à se tenir en équilibre entre ces deux extrémités : Lebourg excelle dans ce tour de force de la fuite des plans. Les fonds de son appontement de Dieppedalle (tous ces tableaux au surplus présentent ce caractère) sont exactement dans la zone qui leur est propre, et restent parfaitement consistants. Partant de là, comme un musicien partirait de sa tonique, il espace alors ses silhouettes intermédiaires à des intervalles de perspective aérienne d’une suavité rare, en maintenant ses seconds plans plutôt dans les clairs. J’ai eu la bonne fortune de l’entendre plusieurs fois insister sur cette observation : « On a toujours une tendance, disait-il, à tenir ses plans intermédiaires trop vigoureux, soit lorsqu’ils se détachent sur le ciel, soit qu’ils sortent des terrains ou des feuillages éloignés. On est ainsi conduit, pour maintenir les relations de valeurs, à peindre ses premiers plans trop durs : tenez toujours bien compte des couches d’air qui séparent vos distances ; pour peu qu’il y ait là-haut la moindre vapeur, ces distances deviennent extrêmement sensibles. Ne les négligez pas, elles donnent au tableau de la profondeur et du moelleux.
L’Avant-port d’Honfleur à marée basse et surtout le Navire norvégien dans le port de Rouen (n°12 et 13 du catalogue) témoignent des mêmes soucis. Rien de charmant et de distingué comme ce vieux trois-mâts à l’ancienne mode, séchant ses voiles à la chaleur d’un jour quelque peu tamisé, pendant qu’une charrette traînée par des chevaux à la croupe luisante s’apprête à charger des marchandises. Ce thème d’une simplicité enfantine n’a pas besoin d’être décrit. L’intérêt réside dans l’exécution si juste, si fine, si pittoresque, si gaie sans jovialité, si poétique sans mièvrerie. Le ciel, les lointains, les masses des maisons bordant le port, les voiles du bateau, sa coque, l’accent sonore donné par le pelage du cheval en avant du quai, comme une phrase de cor sur un accompagnement de violons : tout est parfait en soi et contribue à l’impression définitive de l’œuvre. La technique en est savante : les formes des objets solides, comme la pierre, ou fluides, comme les nuages, n’y sont point déterminés par des lignes de contour, comme les font certains artistes enclins à confondre les procédés du dessin avec ceux de la peinture.
Ici ces formes et ces reliefs sont obtenus par des juxtapositions de touches indépendantes de la voisine, mais si bien apparentées entre elles sur des dessous unis qu’il ne viendra pas à la pensée de confondre Lebourg avec un de ces adeptes insupportables des écoles dites indépendantes. En général, l’épiderme de ses toiles reste plutôt lisse. Ses matières épaisses sont distribuées surtout dans les dessous homogènes, travaillées en vue de la terminaison finale. Cet art des préparations, Lebourg le pousse fort loin. Certains de ses tableaux sont, après un premier travail sur nature, grattés superficiellement au rasoir, avec ponçage : il crée ainsi de belles impressions, ébauchées largement, en pâte lisse et sèche sur laquelle, en revenant encore sur nature, par des frottis, des glacis, des touches pleines ou des accents, il obtient, au bout de trois ou six mois de repos, des effets merveilleux de vibrations et de transparences qui transforment l’esquisse en tableau.
Cette besogne ultime est, bien entendu, la plus difficile de toutes. Elle doit être accomplie de verve. Lebourg s’y donne avec la sûreté de l’homme qui voit juste, avec l’expérience du travailleur qui profite à la fois de ses découvertes actuelles et de ses tâtonnements passés. Le maître donne ainsi la consécration à sa pensée en laissant au travail la fraîcheur d’une impression avec la solidité en plus que n’aurait pas une simple ébauche. Non pas que notre éminent collègue dédaigne les pochades, les rapides études enlevées en une heure. Sa manière change alors, puisqu’il travaille sans le moindre dessous. Du premier coup, il s’agit de donner la forme et le ton définitifs par coups de brosse rapides et utiles. Ceux qui ont eu l’honneur d’entrer dans l’intimité de son atelier, à Paris, ont vu passer devant eux des centaines de pochades faites, j’ose le dire, à la diable (oh ! un bien bon diable, je vous le jure), mais si justes d’effet, si lumineuses dans leur aspect chaotique, passez-moi le mot, kaleidoscopique, que l’on voudrait les encadrer.
De la chambre qu’il habite à Rouen, sur le quai, aux époques trop rares où il passe dans notre ville, il a une vue superbe, il embrasse la vaste étendue de l’horizon commençant à Bonsecours et finissant à Canteleu. Sur Saint-Sever, Sotteville et Quevilly, surplombe une moitié de ciel, une moitié qui semble immense. Du matin au soir, cet espace est un champ où les nuées badinent avec le soleil. Marches en bataille, cavalcades à la file, elles varient leur stratégie, tantôt elles s’envolent comme des oiseaux épeurés, tantôt elles se pelotonnent en boule et font le gros dos pour tomber sur nos rues. De sa fenêtre, Lebourg assiste en connaisseur à ces drames beaucoup plus intéressants que l’affaire Steinhel. Sa palette à la main, il en note au passage les scènes les plus épiques. II tient là, sur ses panneaux, une espèce de journal de bord esthétique comme un capitaine perché sur sa passerelle. A ses pieds coule la Seine toujours en mouvement. Les steamers fument noir et les grues fument blanc à travers le gréement des bateaux ; un cargo-boat à nez rouge part en sifflant. Un autre, au nez vert, plein jusqu’à en crever, s’amarre lourdement derrière une péniche obèse, à gouvernail flamand : Lebourg, en liant de son observatoire, croque le tout, vite, vite, bataillant contre l’effet qui s’enfuit, contre les fumées qui s’évanouissent, contre les chevaux qui remuent ; un remorqueur affairé passe sous le pont Boieldieu en l’enveloppant des tourbillons d’encre vomis par sa cheminée pliée en deux. En trois temps le remorqueur échoue sur la toile du peintre, et tout d’un coup, un rayon de soleil imprévu vient enflammer les maisons de la rive gauche ! Ah ! Messieurs, dans ces moments là on n’a pas le temps de souffler sur ses doigts, on bout, on trépigne, on jure, on maudit et l’on bénit à la même minute le sort jaloux qui mobilise cette vie qu’on immobilise à la pointe de son pinceau, antithèse déroutante qui est à la fois l’honneur et le danger de l’art. Regardez de près l’œuvre sortie de cet accès de fièvre ; quel fromage à la crème ! Quelle macédoine ! Quel incompréhensible galimatias ! Eloignez-vous seulement d’un mètre, la macédoine devient ordre, raison, logique, lumière, mouvement. Seule de son espèce, l’emploi de la pochade vous rendra cet immense service : fixer en un clin d’œil une image fuyante, une image qui vous plaît au moment où vous la regardez et ne vous dirait rien tantôt ou demain. Aussi entendrez-vous souvent notre collègue Lebourg vanter ce système. Ecoutez ce qu’il disait un matin à un artiste de bonne volonté, mais si petit à côté de lui : « Quand vous vous sentez dans un pays qui vous va, allez-vous-en vous promener, le nez en l’air, et prenez votre petite boîte à pouce : voici un motif conforme à vos goûts, rentrant dans vos cordes, bien éclairé, bien établi. Vite une pochade, sommaire si vous voulez, mais juste et sincère, complétez-la, si vous pouvez, par un dessin serré, sur un carton distinct, après quoi, revenez chez vous. Prenez une toile, un parasol, un chevalet, tout le bagage. Retournez-vous installer à l’endroit d’où vous venez, peignez lentement si vous voulez, avec des dessous si le cœur vous en dit, refaites votre paysage, mais surtout ne perdez pas de vue votre pochade et votre dessin qui ne vous quittent pas, et interdisez-vous de changer sur votre grande toile quoi que ce soit de l’effet saisi sur les petits panneaux, même si cet effet est transformé dans la nature. Empruntez alors à cette nature sa disposition, ses lignes, ses plans, ses plis de terrain, ses détails utiles qui vous avaient échappé jusque-là, mais, encore une fois, marchez dans le sentiment et dans l’effet de la pochade et du dessin, autrement vous vous livrerez à un travail trompeur et inutile, forcé que vous êtes de peindre longtemps de suite et de subir les métamorphoses infligées à votre site par le passage des nuages, par le va-et-vient de l’éclairage. »
++++
Comprise ainsi, la pochade n’est pas seulement le moyen de fixer un souvenir, sa portée est beaucoup plus grande : elle aide à faire le tableau sur place et à donner à cette toile étudiée l’aspect d’une chose vivante, prise sur le vif, sans tâtonnements. M’excuserez-vous, Messieurs, si après avoir essayé la biographie de notre collègue et m’être arrêté devant ses traits, je me laisse ainsi aller à vous parler de ses idées en peinture. Nous le connaîtrons mieux pourtant quand nous aurons pénétré ses principes techniques. Peu d’hommes ont plus travaillé, peu ont plus réfléchi sur son art. Lebourg ne peint pas au hasard : il a toujours une raison de peindre comme il peint : quand il parle ou quand il écrit, on retrouve l’artiste constamment préoccupé des meilleures règles à suivre pour exprimer idéalement ce qu’il voit ; quelqu’un qui recueillerait ces préceptes composerait un véritable code du paysagiste. Permettez-moi donc de détacher, au hasard d’une correspondance qui m’est chère, des passages dont les jeunes peintres et même les vieux pourraient tirer profit :
« La vibration de la couleur, dit-il, vient beaucoup de la nature des surfaces sur lesquelles on peint, et il est des conséquences physiques auxquelles il faut réfléchir. Voici, par exemple, une expérience à tenter : préparez plusieurs surfaces, l’une en blanc pur, l’autre en noir, la troisième en gris ; une fois ces surfaces bien sèches, prenez un rouge transparent et passez-le sur ces préparations différentes. Je doute qu’au bout d’un certain temps ce rouge conserve la même teinte sur les trois préparations. Le rouge passé sur le blanc pur aura un éclat beaucoup plus grand et vibrera davantage. Multipliez ces expériences avec des couleurs différentes et sur des fonds différents, vous obtiendrez des constatations utiles.
« Pourquoi lutter avec l’impossible ? Il faut compter sur l’absorption par les couches du dessous de la couleur posée la dernière. Dans un tableau bien travaillé, le dessous joue un rôle considérable : le dessous est l’avenir du tableau. » Le dessous est l’avenir du tableau ! Comment mieux dire et comme l’œuvre de Lebourg est tout entière résumée dans ces six mots. C’est une recherche à laquelle s’adonnent surtout les professionnels, essayez-la, Messieurs, pour une fois : sur les toiles de la salle Depeaux, ingéniez-vous à découvrir, de ci, de là, sous le ton définitif, les traces plus ou moins fugitives des préparations primitives ; vous ferez, je vous le jure, d’intéressantes découvertes. Et le chapitre des couleurs ! Celles qu’il faut garder, celles qu’il faut proscrire. Ecoutez ces précieux conseils :
« Il y a des couleurs à bannir de votre palette, telles la terre d’ombre qui détruit les couleurs avec lesquelles on les mélange. Les couleurs terreuses, en général, ne valent pas grand-chose… Je ne veux pas dire toutes les terres, ni tous les bruns… Il y a, par exemple, la terre de Sienne brûlée, qui est merveilleuse, surtout dans les lumières. Le brun rouge est superbe. En revanche, le brun Vandyck est bien médiocre ; la terre de Cassel, jolie, quand on vient de l’employer, ternit en vieillissant… Et les momies ! Et le bitume !… Ce sont des couleurs criminelles ! Et le vert Véronèse ! Ah ! A celui-là, il faut donner la palme du crime : séduisant, étincelant, pierre précieuse quand il est frais ! — mélangez- le avec d’autres : il noircit aussitôt.
« L’Ecole de 1830 a perdu la conservation de ses tableaux en usant de toutes les couleurs sans les connaître et sans les contrôler. Delacroix, lui-même, employait n’importe laquelle, aussi beaucoup de ses tableaux ont noirci. Mais aujourd’hui on a mieux étudié la question et on connaît la chimie des couleurs qui permet de choisir les bonnes et d’éliminer les néfastes… Cette partie matérielle est on ne plus importante à considérer. »
Après la partie matérielle, il aborde la question de savoir quelle est pour le paysagiste la meilleure méthode de travail. Deux systèmes peuvent, être proposés : 1° la peinture à l’atelier d’après des pochades, des études et la mémoire qui est, aujourd’hui, dans l’enseignement des arts, un facteur des plus vantés ; 2° la peinture directe et exclusivement sur la nature.
« Il y a, dit Lebourg, dans le choix de ces deux méthodes, affaire de tempérament, d’éducation primitive et d’habitudes prises. Je crois qu’il serait bon de travailler alternativement avec ces deux méthodes et selon aussi ce que l’on veut faire.
« Tel effet ne peut absolument se peindre sur une toile un peu grande que d’après une notation en petit et le souvenir. Tel autre effet peut se représenter sensiblement le même tous les jours, à la même heure et avec le même temps (un temps très clair, par exemple, ou un temps gris uniforme), alors je ne vois pas pourquoi l’on n’essaierait pas l’étude attentive et patiente d’après la nature où l’on est toujours guidé par des formes, des accents, des ombres et, des lumières.
« Je crois que de grands maîtres, tels que Constable, ont suivi l’une et l’autre méthode, Corot aussi quelquefois, Daubigny et Paul Huet ont procédé de même. Quelquefois ils ébauchaient leurs grandes toiles d’après nature, ce qui leur donnait une ébauche plus ferme, mieux mise en page et dessinée plus grandement.
« Peut-être suivre l’un des systèmes en abandonnant l’autre entièrement conduirait-il à un résultat plutôt mauvais.
« L’écueil du travail dans l’atelier, c’est de mener le peintre à un style uniforme, du moins pour beaucoup, mettons presque pour tout le monde, à part quelques très grands peintres, Constable, par exemple, qui, par ses tableaux de la National Gallery, nous montre qu’il savait faire complètement un tableau de paysage dans l’atelier, tout en lui donnant une vie intense.
« Ce Constable est un grand génie, toujours si émotionnant, même dans ses plus petites notations d’ensemble d’après nature, ce qui paraît avoir été l’une de ses constantes préoccupations : saisir un aspect de nature avec son ciel, par quelques rapides coups de pinceau, cela lui semblait sans doute un exercice indispensable, de même que l’harmonie du ciel pour les terrains. Connaissez-vous un peintre plus paysagiste ? Car on peut être peintre de paysages sans être paysagiste, il n’en manque pas. Quel homme complet ! Lorsque, vers 1824, continue Lebourg, il envoya en France de ses premiers tableaux, ce fut une révélation. Delacroix lui-même en fut ébloui, au point qu’après les avoir vus, de s’être mis à remonter le ton de son magnifique tableau du Massacre de Seio. . . Et Géricault aussi en fut tout étourdi. Ces tableaux devaient avoir alors un éclat sans pareil, une couleur merveilleuse. Je soupçonne qu’ils ont pu s’enfumer depuis ; à cette époque on employait des bruns funestes pour les ouvrages du temps. Cela avait moins d’importance pour les esquisses faites du coup, et qui, pour cela, changèrent moins ; elles arrivèrent même jusqu’à nous avec une fraîcheur plus grande que les tableaux faits ».
++++
Et cette jolie lettre où, parlant de détails purement professionnels, Lebourg se laissant entraîner par une tournure d’esprit toujours portée à élever et à agrandir le sujet, nous donne sur Constable une véritable page d’histoire de l’art…, cette jolie lettre, dis-je, se termine par ces quelques mots où il se met tout entier :
« Nous avons le même âge et aussi les mêmes opinions sur beaucoup de choses, nous sommes effrayés des mêmes idées folles qui s’élèvent de la terre, comme des nuées malsaines et empoisonnées, et l’art est notre refuge et notre joie ! »
Plus loin, après sa visite à une exposition de jeunes peintres, Lebourg résume ainsi ses impressions :
« J’ai revu toutes les salles attentivement. Il y a un progrès inouï dans la vision depuis l’époque où nous avons commencé à peindre. Ce progrès est dû à l’éducation mutuelle qui s’est faite de l’un à l’autre… un éclaircissement de la palette, l’abandon des couleurs ternes, la compréhension de peindre des effets de soleil sans se croire obligé de forcer les ombres… les ombres elles-mêmes très colorées… voici, ce me semble, ce qui se dégage le plus de toutes ces toiles de jeunes, et, comme je vous le disais, ce résultat me surprend quelque peu. J’en arrive à me dire souvent : « alors ce n’est pas si difficile que ça de bien voir ! » La multiplicité des jeunes peintres qui voient ainsi tendrait à le prouver et je m’effraie pour leur avenir ; à ce compte-là, je pense, cela deviendra très commun, les tableaux agréablement peints et d’une belle couleur ! Mais comment vivront ceux qu’on encourage dans la carrière ! Déjà, aujourd’hui, à Paris, à l’Exposition des Indépendants, les amateurs achètent pour 100 ou 200 francs, des tableaux ma foi fort bien venus. Quelle abondance de peintres ! Et, je crois, quelles misères !
« On ne se donne plus le temps de faire des études : à vingt ans, on vend ! Si l’on peut ! On ne fait pas non plus d’études de dessin, et l’on traite les vieux maîtres de vieilles bêtes. C’est le progrès.
« Et pourtant, il y a quelque chose d’un peu superficiel dans la peinture actuelle ! Quelque chose qui se voit vite et s’oublie de même… »
Oh ! Qu’il a raison notre collègue,… « Quelque chose qui se voit vite et, s’oublie de même », mot profond et d’une impeccable justesse. Le père Ingres avait dit dans le temps « les chefs-d’œuvre persuadent plus qu’ils ne frappent ». C’est la même idée.
Sans doute, un peintre impuissant pourra travailler deux ans de suite le même sujet sans y mettre quoi que ce soit. Mais pour peu qu’il ait quelque chose dans le ventre, ce n’est pas en vain qu’il cherchera sa toile, qu’il caressera son motif, qu’il le perfectionnera sans cesse, étant de ceux qui ne se contentent pas de la superficie. Et cette pénétration de la matière par l’esprit et la volonté constante, elle apparaîtra aux regards de l’observateur attentif. Il s’arrêtera longtemps devant le tableau, et alors il ne l’oubliera pas. Il trouvera à y réfléchir. ll se plaira à laisser entrer peu à peu en lui la succession d’impressions éprouvées par l’autre, à reconstituer à son usage la genèse de travail et de recherches de l’auteur.
Pour nous, Messieurs, cette réflexion est précieuse… « quelque-chose qui se voit vite et s’oublie de même ». Elle nous aide à préciser l’esthétique de Lebourg. Il est un des paysagistes contemporains qui se fait honneur de compter avec le travail, à l’heure où l’on ne tient plus compte que du tempérament et du coup de foudre de l’improvisation. Etudiez-le. Sous un aspect très libre, très large, très prime-sautier, quel labeur de peintre, quelles recherches préparatoires, quel scrupule de travail, quelle façon de monter sa toile peu à peu au niveau souhaité, sans la noyer dans la bagatelle, quel courage pour détruire si besoin est les détails inutiles, les encombrances mais aussi quelle jouissance, quel enseignement pour le spectateur, Oui, il restera longtemps devant le tableau celui-là, de sorte que, retournant l’aphorisme du maître, vous direz de lui : Lebourg fait des choses qui se voient lentement et ne s’oublient jamais.
« Il y a, je crois, une notion qui échappe à la génération des jeunes, écrit-il ensuite, c’est le Mystère… ce charme des maîtres venant, d’un grand amour de leur art, de l’enthousiasme du cœur et du beau milieu où vit le peintre : en disant cela, je pense à Corot, au Ville d’Avray du Musée de Rouen ; je pense à Daubigny, et aux beaux peintres de 1830. »
Par la même occasion, Lebourg pourrait penser à lui-même, car cet amour de son art et cet enthousiasme du cœur, ce sont ses propres vertus, bien que sa modestie l’amène trop souvent à se juger avec rigueur, et qu’il ne veuille pas entendre parler de sa supériorité. Il a même, dans l’intimité, une façon de se maltraiter lui-même qui ferait sourire, si le respect n’était dû à son imperturbable sincérité. Certains se rabaissent pour qu’on les élève ; lui, non, il est absolument convaincu de ce qu’il dit, il parle comme il pense et il écrit comme il parle ; nous en sommes quittes, nous, pour faire bonne justice de ses confessions sur « le mode pleureur », pour me servir d’une expression qui vient de lui.
Cependant, comme j’ai eu la prétention de vous montrer l’homme à côté du peintre, je veux emprunter à sa correspondance un dernier passage où il parle de lui sur mes instances.
« Et puisque vous parlerez de moi, ce n’est pas mauvais que vous connaissiez ce qui est au fond de moi-même. Les critiques traitent souvent les artistes en les couvrant de fleurs, en louant leur talent, et le lecteur de se dire : mon Dieu que cet artiste doit être un homme heureux ! — Eh bien ! Souvent, ça n’est pas ça du tout, cet artiste, c’est un homme qui n’a jamais été satisfait de lui-même,…. pas un seul instant ! Il y a pas mal de peintres dans mon cas, mais on ne crie pas ces choses-là sur les toits. Oui, je suis un mécontent, mais un mécontent de moi,… pas des autres !
++++
« Il arrive un moment où l’on perçoit que tout ce qu’on a fait est bien peu. On rêve d’œuvres plus complètes. On se leurre peut-être, mais il semble que si l’on vivait encore longtemps, on réaliserait une partie de ses rêves. Il semble qu’on aura une compréhension plus simple, plus ample, plus riche des choses vues ; quelquefois la vision a progressé, on perçoit des colorations qu’on ne voyait pas autrefois, des formes d’un style plus élevé, et cela aide à espérer le mieux. Quelques-uns d’entre nous, dans un âge avancé, font des œuvres plus complètes. Souvent aussi, à cet instant de la vie, bien des éléments viennent à nous manquer et on descend ce versant du coteau trop vite pour avoir le temps de réaliser ses espoirs… Alors on se sent vaincu ! On est honteux de son petit bagage. Ce qui est, est si loin de ce qui devait être… et quand on compare la pauvre petite toile aux splendeurs de la nature… entre nous… c’est à en pleurer ! »
Eh bien, Messieurs, non, nous ne pleurerons pas, et je suis sûr que Lebourg lui-même ne tardera pas à se raccommoder avec ce monsieur qui bougonne quand il se, regarde dans la glace. Il a encore, espérons-le, pas mal d’années à vivre, mais s’il disparaissait aujourd’hui, il laisserait une œuvre énorme par le nombre et supérieure par le mérite. Cette perspective doit logiquement lui apporter quelque consolation.
Le plus curieux de cette psychologie, c’est que cet artiste admirablement doué, tout en se brouillant avec son talent et en se traitant de haut en bas, reste pour ses confrères l’homme le plus indulgent, le plus patient, le plus encourageant et peut-être le plus illusionné. J’ai eu l’occasion de l’entendre faire la critique des toiles d’un peintre qui ne lui monte pas à la cheville. Dans l’atelier, il allait toujours aux moins mauvaises études, il semblait ne pas voir les pires : et chaque fois qu’il apportait une restriction à ses compliments, c’était dans des formes adoucies, il ne manquait pas de dire par exemple : — « Ah ! Tenez, vous faites ça… Et bien moi aussi… j’ai fait ça, mais j’ai eu tort, je comprends comment vous êtes tombé dans cette erreur, ça m’arrive encore tous les jours, nous avons le même défaut tous les deux ! Voilà. »
Avoir le même défaut que Lebourg, tout de même, c’est un reproche cousin germain d’un éloge… eh bien ! Il est comme ça pour les autres, de sorte que Lebourg ne se contente pas d’être, j’ose le dire, un grand peintre, c’est aussi la bonté même ; le connaissant ainsi, vous aurez, n’est-ce pas, double plaisir à vous laisser séduire par le charme qui se dégage de ses toiles ?
Il me semble qu’en matière d’art ou de belles-lettres, dans cette sphère supérieure où tant d’éléments constituent la perfection, le sentiment tient une grande place. La supériorité de la technique a son prix sans doute, mais, quand on la rencontre, si elle réussit à faire dire : c’est fort ; elle ne suffît pas à faire ajouter : j’aime. Nous aimons un livre ou une toile par je ne sais quoi d’humain ou de divin qui s’en dégage et qui crée une sorte de lien mystérieux entre l’auteur et nous. Quelquefois même le phénomène est exclusif de la valeur purement littéraire ou purement marchande de l’œuvre. Derrière les feuillets d’un roman ou d’un recueil de poésies, en présence d’un tableau qui nous fait penser, nous cherchons l’âme dont cette page est le signe, par où elle révèle sou moi. Il est, rare qu’un malhonnête homme écrive un livre honnête et réciproquement. Cela cependant s’est vu, mais qu’on nous permette de le dire, ce livre est un mensonge, quand même, il serait un chef-d’œuvre. ll peut nous illusionner un instant, nous forcer d’applaudir, c’est, tout. Ce lien dont je parlais tout à l’heure se brise dès que nous découvrons l’artifice, nous n’aimons pas les trompeurs.
En musique, et malgré les allures plus paradoxales de la proposition, c’est à peu près le même résultat. Le jour où vous avez su à quel degré de valeur morale César Franck poussait l’ordre de sa vie, étroitement attaché moitié au devoir de la famille, moitié à son art, levé à cinq heures du matin pour composer jusqu’à neuf avant de commencer les leçons, bourse légère, mais grand cœur, ne se plaignant jamais, n’enviant personne, sans rancune contre les passe-droits, la pensée élevée vers Dieu, plutôt humble que fier, marchant droit devant lui sans réclame, arrivant à la célébrité sans le secours d’aucune clique, d’aucun Syndicat battant le rappel et, sonnant de la trompe, le jour où vous avez su cela et où vous vous êtes expliqué du même coup bien des passages de sa musique, parfois mystérieuse, ne vous êtes-vous pas senti pour ce magnifique répertoire un redoublement d’admiration, et en reprenant certaines de ses pièces d’orgue n’y avez-vous pas goûté un plaisir nouveau ? N’avez-vous pas dit enfin le mot en question : j’aime. Oh ! Je m’en doute, d’aucuns me contrediront. « Toutes ces thèses relevant du domaine du cœur, diront-ils, n’ont rien à voir avec l’art. Si l’œuvre est belle, qu’importe l’ouvrier. Je ne le connais pas, et ne veux pas le connaître. ll y a peut-être en lui deux individualités, l’une complétant l’autre sans lui ressembler, l’une rachetant l’autre sans s’y mêler. Considérons seulement celle sous l’angle de laquelle l’homme se révèle au dehors, le reste nous est étranger. »
Ce dédoublement, répondrai-je, est difficile par les temps de journalisme, d’interviews, d’information outrancière, à l’usage d’un public avide de renseignements sur celui-ci ou sur celui-là. En 1910, on ne saurait ignorer les choses et les gens en vue. Malgré vous, et quelquefois malgré lui, on vous fera pénétrer chez l’artiste ! Que de regrets pareille indiscrétion vous causera parfois. Vous me gâtez mon homme, direz-vous ! Mais aussi que d’agrément à constater devant les figures d’élite, l’accord de la réalité intime avec l’aspect extérieur seul connu des foules.
Quel serait votre profond étonnement et aussi votre amer désenchantement si l’on vous disait que Corot était méchant, orgueilleux, bête et avare ? Cet homme de génie, qui a vécu toute sa vie dans l’intimité de la bonne et sincère nature, qui a surpris la grâce des aurores et la majesté des soleils couchants, qui a causé avec les alouettes de Canteleu, et reçu les confidences des merles de Ville-d’Avray, bien avant Chanteclair, qui a mesuré la profondeur du firmament où resplendit l’œil de Dieu, qui, dans l’ombre du bocage, conduit par sa muse, a noué de si adorables intrigues avec les nymphes sylvestres, qui a fait chanter ses pinceaux et vibrer comme une lyre sa palette émue, cet homme-là, s’il eût été dans son for intérieur une âme basse, une bourse fermée, un égoïste, un matérialiste, un petit homme, quelle monstruosité de la création c’eût été, et pourtant elle eût été possible ! Seulement, auriez-vous aimé ses toiles autant que vous les aimez, si sa vie eût été le perpétuel démenti de sa peinture. Je suis sûr que non.
++++
Grâce à Dieu, c’est tout le contraire qui est la vérité. Il était généreux, simple, grand et accueillant, il donnait ses tableaux pour soulager les malheureux, il s’arrêtait de peindre pour lever un regard attendri vers l’horizon, qui lui semblait le symbole d’un au-delà où son immortalité doit sûrement rayonner en repos : c’était comme une prière. Son âme se répandait à flots sur ses amis, sur les besogneux, sur ses élèves, sur ses inconnus. Soyez certain que la postérité qui se prosterne devant ses tableaux subit même à son insu le souvenir plein de bonté de sa vie privée comme ces parfums d’encens qui, en s’élevant de l’autel où s’offre l’holocauste, achèvent de rendre plus pénétrante la ferveur du sacrifice.
Heureux donc selon moi celui qui, en analysant l’ouvrage, peut se l’expliquer par la valeur et l’honneur de l’esprit qui l’a conçu. J’ai eu cette bonne fortune en vous parlant d’Albert Lebourg ; je suis aise d’avoir salué son image sous tous ses aspects, je suis fier de me dire ici, dans la noble Compagnie à laquelle il appartient, son collègue respectueux, son admirateur convaincu et, dans une mesure infime, son élève bien reconnaissant.
Décembre 1909.
Samuel Frère
Peintre et écrivain née le 1e août 1845 à Mont-Saint-Aignan (Seine-Maritime) - 3 mars 1931 à Rouen (Seine-Maritime)…