Albert Lebourg, les diverses expositions de tableaux, catalogue de l’œuvre du peintre…

Samuel Frère - Albert Lebourg

Albert Lebourg par Samuel Frère

« Il arrive un moment où l’on perçoit que tout ce qu’on a fait est bien peu. On rêve d’œuvres plus complètes. On se leurre peut-être, mais il semble que si l’on vivait encore longtemps, on réaliserait une partie de ses rêves. Il semble qu’on aura une compréhension plus simple, plus ample, plus riche des choses vues ; quelquefois la vision a progressé, on perçoit des colorations qu’on ne voyait pas autrefois, des formes d’un style plus élevé, et cela aide à espérer le mieux. Quelques-uns d’entre nous, dans un âge avancé, font des œuvres plus complètes. Souvent aussi, à cet instant de la vie, bien des éléments viennent à nous manquer et on descend ce versant du coteau trop vite pour avoir le temps de réaliser ses espoirs… Alors on se sent vaincu ! On est honteux de son petit bagage. Ce qui est, est si loin de ce qui devait être… et quand on compare la pauvre petite toile aux splendeurs de la nature… entre nous… c’est à en pleurer ! »

Eh bien, Messieurs, non, nous ne pleurerons pas, et je suis sûr que Lebourg lui-même ne tardera pas à se raccommoder avec ce monsieur qui bougonne quand il se, regarde dans la glace. Il a encore, espérons-le, pas mal d’années à vivre, mais s’il disparaissait aujourd’hui, il laisserait une œuvre énorme par le nombre et supérieure par le mérite. Cette perspective doit logiquement lui apporter quelque consolation.

Le plus curieux de cette psychologie, c’est que cet artiste admirablement doué, tout en se brouillant avec son talent et en se traitant de haut en bas, reste pour ses confrères l’homme le plus indulgent, le plus patient, le plus encourageant et peut-être le plus illusionné. J’ai eu l’occasion de l’entendre faire la critique des toiles d’un peintre qui ne lui monte pas à la cheville. Dans l’atelier, il allait toujours aux moins mauvaises études, il semblait ne pas voir les pires : et chaque fois qu’il apportait une restriction à ses compliments, c’était dans des formes adoucies, il ne manquait pas de dire par exemple : — « Ah ! Tenez, vous faites ça… Et bien moi aussi… j’ai fait ça, mais j’ai eu tort, je comprends comment vous êtes tombé dans cette erreur, ça m’arrive encore tous les jours, nous avons le même défaut tous les deux ! Voilà. »

Avoir le même défaut que Lebourg, tout de même, c’est un reproche cousin germain d’un éloge… eh bien ! Il est comme ça pour les autres, de sorte que Lebourg ne se contente pas d’être, j’ose le dire, un grand peintre, c’est aussi la bonté même ; le connaissant ainsi, vous aurez, n’est-ce pas, double plaisir à vous laisser séduire par le charme qui se dégage de ses toiles ?

Il me semble qu’en matière d’art ou de belles-lettres, dans cette sphère supérieure où tant d’éléments constituent la perfection, le sentiment tient une grande place. La supériorité de la technique a son prix sans doute, mais, quand on la rencontre, si elle réussit à faire dire : c’est fort ; elle ne suffît pas à faire ajouter : j’aime. Nous aimons un livre ou une toile par je ne sais quoi d’humain ou de divin qui s’en dégage et qui crée une sorte de lien mystérieux entre l’auteur et nous. Quelquefois même le phénomène est exclusif de la valeur purement littéraire ou purement marchande de l’œuvre. Derrière les feuillets d’un roman ou d’un recueil de poésies, en présence d’un tableau qui nous fait penser, nous cherchons l’âme dont cette page est le signe, par où elle révèle sou moi. Il est, rare qu’un malhonnête homme écrive un livre honnête et réciproquement. Cela cependant s’est vu, mais qu’on nous permette de le dire, ce livre est un mensonge, quand même, il serait un chef-d’œuvre. ll peut nous illusionner un instant, nous forcer d’applaudir, c’est, tout. Ce lien dont je parlais tout à l’heure se brise dès que nous découvrons l’artifice, nous n’aimons pas les trompeurs.

En musique, et malgré les allures plus paradoxales de la proposition, c’est à peu près le même résultat. Le jour où vous avez su à quel degré de valeur morale César Franck poussait l’ordre de sa vie, étroitement attaché moitié au devoir de la famille, moitié à son art, levé à cinq heures du matin pour composer jusqu’à neuf avant de commencer les leçons, bourse légère, mais grand cœur, ne se plaignant jamais, n’enviant personne, sans rancune contre les passe-droits, la pensée élevée vers Dieu, plutôt humble que fier, marchant droit devant lui sans réclame, arrivant à la célébrité sans le secours d’aucune clique, d’aucun Syndicat battant le rappel et, sonnant de la trompe, le jour où vous avez su cela et où vous vous êtes expliqué du même coup bien des passages de sa musique, parfois mystérieuse, ne vous êtes-vous pas senti pour ce magnifique répertoire un redoublement d’admiration, et en reprenant certaines de ses pièces d’orgue n’y avez-vous pas goûté un plaisir nouveau ? N’avez-vous pas dit enfin le mot en question : j’aime. Oh ! Je m’en doute, d’aucuns me contrediront. « Toutes ces thèses relevant du domaine du cœur, diront-ils, n’ont rien à voir avec l’art. Si l’œuvre est belle, qu’importe l’ouvrier. Je ne le connais pas, et ne veux pas le connaître. ll y a peut-être en lui deux individualités, l’une complétant l’autre sans lui ressembler, l’une rachetant l’autre sans s’y mêler. Considérons seulement celle sous l’angle de laquelle l’homme se révèle au dehors, le reste nous est étranger. »

Ce dédoublement, répondrai-je, est difficile par les temps de journalisme, d’interviews, d’information outrancière, à l’usage d’un public avide de renseignements sur celui-ci ou sur celui-là. En 1910, on ne saurait ignorer les choses et les gens en vue. Malgré vous, et quelquefois malgré lui, on vous fera pénétrer chez l’artiste ! Que de regrets pareille indiscrétion vous causera parfois. Vous me gâtez mon homme, direz-vous ! Mais aussi que d’agrément à constater devant les figures d’élite, l’accord de la réalité intime avec l’aspect extérieur seul connu des foules.

Quel serait votre profond étonnement et aussi votre amer désenchantement si l’on vous disait que Corot était méchant, orgueilleux, bête et avare ? Cet homme de génie, qui a vécu toute sa vie dans l’intimité de la bonne et sincère nature, qui a surpris la grâce des aurores et la majesté des soleils couchants, qui a causé avec les alouettes de Canteleu, et reçu les confidences des merles de Ville-d’Avray, bien avant Chanteclair, qui a mesuré la profondeur du firmament où resplendit l’œil de Dieu, qui, dans l’ombre du bocage, conduit par sa muse, a noué de si adorables intrigues avec les nymphes sylvestres, qui a fait chanter ses pinceaux et vibrer comme une lyre sa palette émue, cet homme-là, s’il eût été dans son for intérieur une âme basse, une bourse fermée, un égoïste, un matérialiste, un petit homme, quelle monstruosité de la création c’eût été, et pourtant elle eût été possible ! Seulement, auriez-vous aimé ses toiles autant que vous les aimez, si sa vie eût été le perpétuel démenti de sa peinture. Je suis sûr que non.

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